Dédicace de l'aube
Dormions-nous
la garrigue des lumières scintille
j'écoute des mers sans raison
m'appeler derrière l'enclume des monts
mon pays d'aube
ne recèle que lui-même
l'orge le seigle le blé de la passion
au fond du ciel d'éprouvette
de mes songes
j'ai trouvé l'or sans emploi
de l'aube
ce glorieux mensonge
Poèmes - Lausanne, éditions de l'Aire, 1992, 77 pages
Achevé d'imprimer sur les presses de l'imprimerie des Remparts à Yverdon le 23 avril 1992
Gil Pidoux, Dédicace de l'aube, p. 13.
En 1992, Gil Pidoux fonde avec Jean-Samuel Grand et Marie Luce Dayer les Éditions Ouvertures, (au Mont-sur-Lausanne), et de la revue Itinéraires. Cette revue a célébré le centième numéro de son existence en décembre 2017. Sa collaboration avec la maison d'édition de L'Aire se poursuivra pour la publication de ses œuvres dans le registre poétique.
Deux ensembles de poèmes composent Dédicace de l'aube : « Levée d'aube » et « Dédicace des sources ». Ce deuxième ensemble de poèmes est dédicacé « A mon ami René Grandjean / Préfet de Romont ».
Il est certainement vain de distinguer, dans l'écriture de Gil Pidoux, ce qui distingue la prose de la poésie. Mais, au-delà des aspects formels de cette Dédicace de l'aube, la tonalité générale de ces poèmes se rapproche de celle de l'élégie. L'auteur semble ici prendre distance avec ses projets antérieurs, proches du journal. Il n'exprime plus ici son urgence à être, sans en demander la permission. L'expression est plus lyrique, plus nostalgique que dans les œuvres précédentes.
Cependant, ce serait une erreur de penser que Gil Pidoux modifie fondamentalement son approche de l'écriture, en tant que démarche. Une démarche qui se confond avec une façon de vivre. Cet homme qui écrit (qui ne se confond pas avec l'écrivain) se lève tôt matin, ou ne s'est pas vraiment couché. Et il s'interroge sur l'aube, et dialogue avec elle, comme il s'était adressé à un cèdre ou un tilleul. La nouveauté, dans cette Dédicace de l'aube ? L'interlocutrice n'a pas de visage précis, du moins pour le lecteur, qui s'interroge.
La dédicace, dans la tradition latine ancienne est toujours en lien avec une invocation. Dédier un texte, dans les modes chrétiens, à un saint, à une sainte, à un puissant, c'est se placer sous sa protection, son inspiration, lui témoigner son respect ou sa sujétion. Gil Pidoux connaît ses Lettres et les Mythologies, même s'il ne s'en prévaut jamais. Ou fort peu, par couverture.
La Dame, ou les Dames de ces dédicaces de l'aube, entre thèmes et variations, inspirent nostalgies et tendresse, parfois dans une sorte de hauteur revendiquée. Cette distance rompt parfois avec le nous de la complicité. Cette Dame pourrait être une Laure, car le ton du poète n'aurait pas surpris un lecteur de Pétrarque. L'ironie veille, toujours : (p. 17)
Hors commerce de l'aube
escalier funambule
la nuit portefaix
pose sa charge
l'omnibus de la lune
est en retard au terminus
Il ne faut pas se méprendre. La muse du lever du jour, celle que le poète invoque véritablement, n'est pas une femme. C'est l'aube, dans ses « variations », selon sa proposition. A moins que l'aube ne soit un mot de passe pour évoquer une Femme, un Idéal.
A nous de la découvrir
sous les mains noires de l'enjôleuse
qui nous avait barré les chemins ponctuels.
Nous irons chercher plus loin
que le maigre feu de nos gîtes
la connivence désespérée de la sérénité
(...)
C'est l'aube à n'y pas croire. (p. 43)
La dédicace des sources, en deuxième partie, est d'une inspiration plus herméneutique. Gil Pidoux ne manifeste pas la volonté de fermeture d'un d'initié ou d'un érudit à l'égard d'un lecteur profane. Ces poèmes témoignent d'un voyage intérieur, à la recherche du langage, du sens premier du langage, à partir des éléments les plus simples. Plusieurs poètes du XXème s'y sont déjà risqué; Ponge, Desnos. René Char, sur un mode plus altier.
Gil Pidoux, lui, ne se réclame d’aucune ascendance d'église ou de chapelle. Il ne fait pas référence à des théories du langage poétique, à la puissance de la forme ou de la métaphore. Il connaît les classiques ou ses contemporains. Mais il ne déclare aucune obédience. Il suffit de l'entendre parler, raconter, « divaguer » (c’est son expression) pour comprendre la particularité de son approche du monde, de sa capacité à le penser, à le traduire par son langage.
Dans La dédicace des sources, le thème central est juste esquissé : l'eau, l'eau vive. Depuis la source « Étirement de la source/mûrissement du fleuve » (p. 64) jusqu'à son évaporation dans les nuées « bout des eaux/la subtile transparence/d'un ciel retourné au néant » (p. 69). Ce cheminement esquissé est de nature à rassurer le lecteur, à lui éviter de se perdre en route. Car il ne s'agit du voyage de la goutte d'eau jusqu'à la mer, de nos souvenirs scolaires. Le poète prend des libertés ; l'eau est aussi prétexte, jeu avec les apparences, les pensées philosophiques et les sentiments.
Gil Pidoux invite au vertige verbal.
Il propose ainsi, sans l'air d'y toucher, quelques notations sur l'eau, l'arbre, la source, ou l'aube, puisqu'il y revient. Et sans qu’il n’abandonne ses thèmes de prédilection.
Par jeux rhétoriques (il est virtuose dans l'association d'idées) il vous emmène vers d’autres réalités. Vous croyiez lire ? Vous entendrez. Vous croyiez écouter un chant, une rumeur ? Vous verrez, comme un peintre « voit ». D'une source, par le verbe, il suggère la présence d’une confidente.
La sensation de vertige s'accélère : la source, « l'eau s'augmente de sa présence », devient interlocutrice. L'écluse peut vous « engourdir » et vous broyer. (p. 59). C'est la « langue de l'eau »
« continents à boire/jusqu'à être absorbé/à redevenir liquide » (p. 53).
Le poème, alors, vous emporte, qu'importe la crinière de votre chimère. (Pour autant que vous acceptiez que la chimère ait tête de lion, ventre de chèvre et queue de dragon).
C'est merveille
dans l'insolite des violettes
ce filet d'eau
cette naïve oraison infaillible
bruits de bouches des bulles
poissons sonores des pierres
ailleurs le courroux des coqs
des cascades
ailleurs l'argent jeté
au front vers des talus
ailleurs la parenthèse des écluses
les barques lentes comme des meubles
sur le parquet d'eau
(p. 55)