Journal de quelques guerres invisibles
Lausanne, Éditions Ouverture, 1995, 102 pages
Frontispice de couverture, œuvre originale de Gil Pidoux
Collection « Conscience, connaissance, liberté »
"L'invisible réel sera toujours invisible à l'humain, puisqu'il est réellement invisible pour tout œil, toute pensée, toute idéologie, puisqu'il ne se mesure ni ne se pense, et n'appartient à aucune somme quantitative pour l'esprit. De même le charme n'est rien que l'accélération d'une lumière provisoire dont la paupière, entre deux battements, fait une pression."
Gil Pidoux, Journal de quelques guerres invisibles, p. 29.
Sur la quatrième de couverture de ce Journal, Gil Pidoux est présenté comme un « humaniste et profondément philosophe ». Propos d’éditeur. Il retrouve son compagnon de route Jean-Samuel Grand aux Editions Ouverture. Jean-Sam est un chrétien convaincu, d'un protestantisme ouvert, d'un œcuménisme militant. Affirmer que Gil Pidoux est « profondément » philosophe, dans ce contexte, signifierait qu'il l'est plus de cœur que de métier. Et s'il est déclaré ici sous une qualification d'humaniste, c'est aussi pour signifier qu'il fort discret sur ses sentiments religieux, qu'il ne saurait être considéré comme essayiste protestant. Aucun engagement politique, au sens partisan du terme, ne lui est connu. Il fut membre, un temps, d'Amnesty International. Mais ne se considère pas comme un écrivain « engagé ».
Ce Journal de quelques guerres invisibles se situe dans la continuité des écrits au jour le jour, des textes fragmentaires jusqu'ici publiés par Gil Pidoux. Sa particularité réside dans la confrontation à la réalité immédiate, à l'actualité, confrontation traduite en prose. Une prose qui s'interroge, ici et là, sur la possibilité de la poésie face aux rigueurs du temps. Dans une tonalité proche de l'essai ; c'est exceptionnel chez Gil Pidoux. Les circonstances le sont aussi.
Il faut se rappeler, ici, le climat pessimiste, parfois angoissé, de l'opinion publique au début des années 1990. Après la courte euphorie provoquée par la chute du Mur de Berlin, les plus optimistes sur l'avenir de l'Europe libre, ouverte, doivent se positionner face à deux conflits sidérants. Les guerres occidentales contre l’Irak ; les guerres civiles en Yougoslavie. Les premières sont décrites comme furtives, chirurgicales, technologiques. Alors que l'intervention occidentale répond à des intérêts qui ne sont pas ceux des populations irakiennes.
Quant aux conflits dans l'ex-Yougoslavie, les déplacements et les massacres de civils n'ont rien de furtif. L'Europe politique (et militaire) est mise en échec, longuement, face à la haine ethnique, aux pratiques d'épuration, que l'on croyait révolues. Cette guerre n'est pas invisible par sa technologie ; nous refusons de la voir, de la considérer comme telle. L'homme commun, en Europe occidentale vers 1990, se croyait à l'abri de toute forme de barbarie d'État.
La thèse principale de cet essai sur les guerres invisibles est formulée simplement. Il faut prendre le temps de nous interroger sur la guerre, sur la violence de notre époque. Prendre le temps ne signifie pas, ici, agir avec prudence et circonspection. Pour un homme pressé, comme Gil Pidoux, il est nécessaire de s'arrêter dans la course au temps ; de s'asseoir, de se poser. De permettre ainsi de refuser les principes mêmes des guerres invisibles, celles que l’on ne devrait pas voir, pas ressentir comme telles.
Sans quoi, affirme Gil Pidoux la violence n'épargnera personne. Il se positionne en témoin, face au cynisme déployé devant ces conflits, face à la débauche d'informations. Il avoue son impuissance ; mais il refuse une position d'indifférence, ou de repli sur une prétendue neutralité.
Il s'identifie à ceux qui souffrent, aux soldats, aux civils, qui mourront pour des causes absurdes.
Le poète, lui, tient son journal : il est au fond du trou. Alors il râle, il se fâche. Pas seulement contre la violence guerrière : De l'ordinateur à la sorcellerie, il n'y a qu'un pas, mais il est médiatique.
(Le poète n'écrit qu'à la main, aujourd'hui encore).
Les notations de ce Journal des guerres invisibles abordent très rarement des circonstances personnelles. Et si c'est le cas, c'est en relation avec la thématique de son essai. Par exemple. Il rentre, tard dans la soirée, d'une séance de préparation au 700ème anniversaire de la Confédération. (Où le public s'étonnera d'une Suisse qui n'existerait pas). Il précise que c'est la nuit du 16 au 17 janvier 1991. Nuit de l'ultimatum de Bush à Hussein. Tout lui paraît alors dérisoire.
Ah ! Poésie. Le mot a-t-il encore un sens quelconque, une quelque résonance dans le fracas multiplié qui s'annonce ?
(p. 24)
Pourtant, alors même que le dérisoire de l'écriture paraît s'imposer, l'auteur résiste, reformule, reprend plume et résolution.
Dire cela, écrire cela, c'est ne jamais oublier d'en appliquer l'exigence, d'en respecter la loi (non exigée). C'est garder curiosité non de ce qui va mal, non de ce qui est faux (chez les autres), mais de ce qui est beau, intelligent, musical et sensible.
(p. 61)
Gil Pidoux appelle exigence le fait de s’interroger soi-même pour « apprendre la vie ». Une page plus loin :
C'est notre seule chance de demeurer un locataire émerveillé de la vie (et révolté) des réelles injustices, celles qui ne s'étalent pas forcément au grand jour des consciences civilisées et dominatrices.
.
Locataire émerveillé de la vie. Le poète prendra souvent cette formule pour qualifier sa place dans le monde. Une mention sur une « carte de visite », comme une affirmation de soi. Il dira aussi qu'il est un locataire émerveillé de l'existence, ce qui, philosophiquement, permet de concilier la vie et la mort.
Ou de concevoir que la mort est nécessaire à la poursuite de la vie.
Mais il ne variera pas sur une précision mentionnée entre parenthèses : révolté.