Notre-Dame du Haut-Vertige
Récit
Lausanne, Éditions de la Lucarne, 1976, 37 pages.
Achevé d'imprimer sur les presses de JS + E Grand à Romanel et de l'Imprimerie Cornaz S.A. à Yverdon, Suisse, en janvier 1976. Photo(graphie) de couverture, Pierre Cook.
Quatre hors-textes de Bernard Pidoux. Ouvrage épuisé.
Dédicace « A mon père ».
Préface de Henri-Charles Tauxe.
Notre-Dame du Haut-Vertige. J'ai gravi tes dizaines de marches dans le puits des tours efflanquées, à l'assaut du donjon où les heures butent contre le ciel comme des béliers obstinés.
J'ai avalé tout le froid de la nuit sur la passerelle où l'homme monologue avec la ville et le pays, et tire sa bordée d'insomnie du crépuscule à l'aube piquée de gel. Je me suis retenu à tes rampes comme un matelot pris d'alcool dans la coursive des tempêtes. J'ai juré qu'on ne m'y reprendrait plus.
Gil Pidoux, Notre-Dame du Haut-Vertige, p. 10.
La plaquette Notre-Dame du Haut-Vertige a été publiée à l'occasion du 700ème anniversaire de la cathédrale de Lausanne. Gil Pidoux reprend l'ancienne dédicace catholique (Notre-Dame) de ce lieu de pèlerinage réputé dans toute l'Europe chrétienne d'alors. La mention du Haut-Vertige est une invention littéraire de l'auteur, qui sonne curieusement dans cet édifice d'État, dédié au culte protestant dès l'occupation bernoise du XVIème.
Ce récit, en forme de poème en prose, esquive l'hommage d'un citoyen à sa ville, d'un ancien catéchumène à l'église de son enfance. Gil Pidoux ne célèbre pas le passé de cet édifice en poète de l'officialité. Lui, il imagine. Tout en se référant, sans l’air d’y toucher, aux récits historiques, tels qu'ils s'enseignaient dans les écoles d'instruction publique vaudoises.
Imaginons. Il faut imaginer. Seule l'imagination permet de ne pas décevoir la réalité, de ne pas lui faire injure. Des siècles de service, des siècles de sacrifices, des siècles d'un ordre inventé, convenu, accepté. Un va-et-vient continu. Le remue-ménage de la prière.
(p. 22)
Gil Pidoux imagine, donc. Et il raconte. Il se raconte, parfois. Il est « de » Lausanne, du Pays de Vaud. Il a habité dans ce quartier de la Cité, (bordé par la cathédrale) dont il nous rappelle le caractère populaire, et pour tout dire, la pauvreté. Il n'y avait pas que des étudiants d'Académie (ancienne université de Lausanne) des gendarmes, une préfecture, des conseillers d'État au Château, à l'autre extrémité de la colline. Des familles, des enfants animaient alors la vie de ce Vieux-Lausanne, avec ses bistrots, ses petits commerçants. Adolescent, Gil Pidoux fut l'un des catéchumènes du pasteur de la paroisse (réformée) de la cathédrale. Il refusa la confirmation à l'âge de seize ans, acte audacieux dans les années cinquante. Il avait déjà une expérience du théâtre, de la mise en scène, dans les écoles de son quartier ; il avait ses entrées dans salles paroissiales ; l'Église s'ouvrait alors au théâtre. Mais Gil Pidoux n'a pas l'art prosélyte.
De ces années d'enfance et d'adolescence, Gil Pidoux ne détaille pas les circonstances ; la confidence n'est pas son fort. Car ce Notre-Dame du Haut-Vertige est d'abord un acte d'écriture, un parti pris, un pari. Entre des réminiscences d'amour courtois et des faits visibles. Vue du bas de la colline de la Cité, lorsque vous montez par les Escaliers du Marché, la falaise de pierre taillée de la cathédrale s'impose à vous, la tête ployée en arrière, jusqu'à l'étourdissement.
Par ses choix d'auteur, l'angle de vue de ce récit est subjectif. Gil Pidoux s’interroge. Quel Dieu imaginer, caché dans un tel édifice ? Comment l'aborder dans les actes cérémoniels de la vie : naître, se marier, mourir... ? Plutôt que de théologiser, ou de moraliser, l'auteur prend visage et voix d'un habitant de la Cité, qui revisite son passé et celui d'autres Lausannois, de son temps, ou d'époques plus lointaines.
Gil Pidoux évoque ainsi les fêtes, celles des grands ou des plus humbles, les jours de gloire de la cité ou ses nuits tragiques d'incendie. Plus doucement, il suggère les premiers vertiges amoureux des adolescents du quartier, à l'ombre de Notre-Dame. Ou encore les troubles d’équilibre provoqués par l'ascension des tours gothiques, lui qui en fut le guet, un personnage de la tradition nocturne lausannoise. (Le guet annonce les heures, pendant la nuit, d’une tour de la cathédrale). Pour l'artiste, le comédien, ce travail nocturne lui permettait de lire et d'écrire. Et de gagner quelques sous.
Il faut voir la chambre du guet, cet étroit couloir au milieu des cloches, où on ne peut se tenir debout quand on est nombreux. C'est là qu'il règne, avec ce lit au fond de l'alvéole qui est comme la couche d'un matelot, et la lucarne au-dessus, un hublot contre les vagues de la nuit.
(p. 25)
Ce Haut-Vertige ne serait pas de Notre-Dame s'il se préservait de toute spiritualité. Le texte de Gil Pidoux, dans les parties centrales, s'attaque au « vertige de la foi et de la puissance » (p. 16). Car cette petite ville de Lausanne (8 à 9 mille habitants au XIIIème) a reçu la visite d'un empereur et d'un pape, venus dédicacer la cathédrale en 1275. Le peuple a de quoi s'étonner, même s'il sait que Notre-Dame est siège d'un évêché et d'un diocèse importants, du lac Léman au Doubs, de Soleure au lac de Thoune. L'évêque de Lausanne fut prince d'Empire, comme les princes-évêques de Bâle ou de St-Gall.
Puis survient le « vertige des controverses » ; Gil Pidoux évoque la Réforme à Lausanne (1536), les destructions d'autels, de statues, par des iconoclastes. (La statue de Notre-Dame aurait disparu du porche central de la cathédrale. Cette disparition serait une légende). Les uns affirmeront que les Bernois ont envahi le Pays de Vaud et imposé le culte protestant. D'autres pensent que les patriciens bernois, et leurs soldats, ont été appelés à Lausanne par l'élite locale pour se débarrasser de leurs évêques. Leurs biens, vignes et terres attiraient des convoitises.
Par la plume, Gil Pidoux est tout de prudence sur ce sujet. Les ruses de l'écriture lui permettent d'offrir un point de vue généralement ignoré des historiens : le regard, la voix, l'attitude des gens du peuple.
Ils sont venus, ceux de la Réforme, avec le bruit des armes bernoises. On ne leur a imposé que des hommes de peu de force pour défendre l'ancienne foi. Ils sont venus : Farel, Viret, Calvin. C'est la Dispute de Lausanne, la Dispute de religion. Le verbe va refleurir. On a brisé les autels, on a fondu l'or des statues, l'or des dalmatiques.
Vertige des controverses.
(p. 26)
Ce texte s'achève, comme il a débuté, sur le thème de la cathédrale aperçue, scrutée, contemplée, photographiée. De l'extérieur à l'intérieur. Pour seules illustrations, Gil Pidoux a demandé quatre gravures au peintre Bernard Pidoux, son père, artiste peintre, qui vivait encore dans son quartier de la Cité.
Il nous faut ressortir. Un monde à l'extérieur, sa puissance est massive. Les murs ont des racines, les murs ont un pelage. (...). Les arcs-boutants ploient leurs reins. On peine à en faire le tour, quand l'averse fouette.
Notre-Dame des noirs tourments.
La ville qui l'entoure est un rude calvaire, elle porte sur le front le glorieux édifice, mais rien n'est donné, il faut le conquérir. Il faut aller à lui, il faut gravir les marches.
(p. 37)
Gil Pidoux, dans ses bibliographies, place Notre-Dame du Haut-Vertige en tête de liste de ses ouvrages édités. De fait, ce récit n'est pas une première. Dès 1965, il publiait des textes, notamment dans les Cahiers de la Licorne, à Lausanne. Une revue artisanale, dans laquelle il œuvrait avec son ami Jean-Samuel Grand, maître imprimeur. (Cette revue est à l'origine des Editions Ouverture, « conjointement créées » par Pidoux et Grand). En février 1966, les deux amis réalisent une plaquette, une Nativité, « ornée de dessins ». Cette Nativité sera enregistrée en 1971, et diffusée sous la forme d'un disque onze plus tard, chez VDE-Gallo. En 1969, Gil Pidoux propose un « Petit guide des enseignes de la Cité » dans les Cahiers de la Licorne. Ce guide accompagnera son initiative auprès des commerçants de son quartier, qui feront réaliser et installer ces panonceaux dans le quartier lausannois de la Cité.
Lors de la parution de Notre-Dame du Haut-Vertige, certains Maîtres du microcosme culturel vaudois pensaient que Gil Pidoux n’était qu’un comédien, un metteur en scène, un animateur de festivals qui se risquait à quelque contribution littéraire. Ah… ce n’est pas un universitaire.
L'écrivain et journaliste Henri-Charles Tauxe, dans sa préface, est plus perspicace :
Ce que pense le philosophe, le poète le dit en retournant à la source du langage. Par le poète, l'homme s'ouvre à cette relation originelle au monde, où les objets sont des jaillissements d'être et des appels, où l'espace sacré n'est pas encore devenu ce que notre inénarrable cécité technicienne nomme « l'environnement » ...
En 1976, Gil Pidoux n’est pas un inconnu des poètes romands. En 1972, il fut le rédacteur responsable de la revue trimestrielle Pajouvertes, en collaboration avec Jean-Louis Claude, qui en était l’animateur. Cette revue s’adressait aux poètes et artistes de Suisse romande, pour qui la recherche d’éditeurs et la promotion des ouvrages poétiques étaient difficiles.
Dans ce numéro 0 de Pajouvertes, Gil Pidoux propose un poème, « Corps absolu », et un texte de réflexions sur « Le théâtre, préau du monde ».
…il est temps qu’en une époque de renaissance nous abandonnions les réflexes de crainte issus du Moyen Age, temps de devenir nos propres maîtres. Dans ce siècle que nous pensons être celui de tous les bouleversements il y a place et nécessité d’une nouvelle aventure, destinée non pas à nous épater de nous-mêmes, mais à sonder les horizons de demain, fût-ce à travers certaines œuvres anciennes.
Gil Pidoux parlait ici des œuvres anciennes du répertoire du théâtre, lieu, selon lui, de toutes les libertés et de toutes les audaces. Il plaidait, aussi, pour un théâtre poétique. Pour la poésie.